Ah, le Vanil Noir ! Dans la mythologie familiale, il n’a pas encore atteint le statut de mont Olympe, mais l’histoire qui l’entoure s’est taillée un piédestal dans le marbre des récits répétés, enjolivés, enjoliveurs. Quant à moi, je n’ai pas été témoin direct de cette épopée : nous sommes près de soixante ans en arrière, j’étais encore en culottes courtes, avec des préoccupations plus terre à terre, comme savoir si le goûter contiendrait une friandise ou une simple tartine.
Les faits, donc, tels que reconstitués à partir des témoignages croisés de mon père et des rectifications souvent ponctuées de soupirs de ma mère. Nous étions quelque part en Suisse, en bonne compagnie, du moins au départ : mes parents, le docteur R. et un certain Henri M., collègues, amis d’infortune alpestre.
Un matin, pris d’une soudaine fringale d’altitude, ces trois couples décidèrent de gravir le Vanil Noir. Mon père, dont l’âme aventureuse s’était forgée dans quelque obscur commando pédestre, ne doutait de rien. De mon côté, l’armée ne m’a jamais tenté, et je me suis contenté d’être objecteur de conscience – service militaire, service civil, luxe dont je m’étonne encore que certains veuillent le restaurer pour la jeunesse actuelle. Mais passons.
Le Vanil Noir, donc. À en croire les descriptions contemporaines, une randonnée d’exception, sublime et périlleuse, jalonnée de bouquetins et de vents frondeurs. D’ailleurs, mon père, en bon amateur de sentiers inexplorés, choisit le raccourci. Ah, les raccourcis ! Ces longues routes pleines d’embûches. Équipé d’un sac à dos à l’équilibre incertain, il gravit, escalade, s’agrippe, oublie que l’ascension est une chose, la descente une autre, et que l’aérodynamisme d’un homme en pleine montagne laisse à désirer. Le vent, facétieux, s’en mêle. Mon père, au sommet de l’inconscience, Martini tout en bas, ma mère entre les deux mais remontée, se retrouve à quatre pattes, écartelé entre la tentation d’alléger son fardeau en larguant son sac et la crainte de voir celui-ci entamer une descente plus rapide que prévue.
Pendant ce temps, ma mère, lassée des élans alpinistes de son mari, redescend sagement au chalet avec les autres épouses, en ponctuant leur marche d’imprécations conjuguées à l’indicatif présent de l’exaspération. Les hommes, eux, solidaires et inquiets, tentent de récupérer l'impudent imprudent.
Le retour au village se fait tardif, nocturne et semé d’embûches – l’une d’elles prenant la forme d’un ruminant revêche occupant un chemin stratégique. À l’arrivée, un comité d’accueil digne d’une expédition polaire attend les survivants. Ma mère, dans son inépuisable talent pour faire sonner le tocsin, avait ameuté tout le canton. Certains villageois plaisantèrent : « Il est sûrement parti cueillir l’edelweiss ! »
Mon père, toujours pince-sans-rire, clôturait son récit d’une phrase invariable : « L’ambiance des vacances connut alors une baisse de température… glaciale. »
Ainsi va la légende.
Il en resta néanmoins une "private joke", qu'échangeait parfois Henry M, quand ma mère s'exaspérait dans le cadre de l'établissement scolaire. Il lançait alors : "Calme toi Anne-Marie, cela ne vaut pas le Vanil Noir !"
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