L'antimamère

Le boomer et sa mère

Le Chemin du Pic d’Arbousse

J’ai composé, au fil du temps et de mes mésaventures filiales, ce recueil de textes bien sentis sur les exploits maternels. Pour l’essentiel, maintenant qu’elle a plus de 88 ans, je me dis que Madame est fidèle à ce qu’elle fut. Et en y repensant, un exemple me revient tel un flashback… Nous voilà près de 38 ans en arrière !

Qu’il est long le chemin qui va du Gardon au Pic d’Arbousse, qu’il est court le souffle du promeneur ! Et parmi ces promeneurs, ma pauvre mère, héroïne involontaire de cette épopée domestique, tiraillée entre la majesté des Cévennes et l’injustice du sort : pourquoi donc les jeunes galopaient-ils ainsi, tels des chevaux de trait insensibles à cette détresse maternelle ?

Cette côte n’en finit pas de commencer, un supplice sisyphéen où chaque virage promet une délivrance qui se dérobe aussitôt. Ces cailloux perfides, conspirateurs d’une chute imminente, roulent sous les pas, malicieux et indifférents aux imprécations maternelles : "Ah ! Ils l’ont bien damé, leur chemin du diable !"

Et ma mère, vaillante dans l’adversité, de s’agripper à une branche, à mon bras, au col de mon père – qui, stoïque, avançait en silence, le front plissé d’une sagesse résignée. Nous, la jeunesse insouciante, trottions devant, inconscients du drame qui se jouait à quelques mètres en arrière : "On nous pousse à l’abîme !" s’exclamait-elle, victime d’un inexorable complot.

Puis vint ce moment tragique, où, telle une héroïne de bataille, elle saisit la gourde d’un geste théâtral et, la tête renversée, but l’eau avec la solennité d’un mourant recevant l’ultime goutte de réconfort sur le champ d’une guerre perdue. Projection ? Assurément. Mais l’instant était grandiose, digne d’une fresque historique où les derniers soldats tombent, éreintés par l’adversité et l’injustice du destin.

Et dire que cette randonnée était annoncée comme "abordable dès huit ans"... Voilà qui ouvrait de vertigineuses perspectives sur la précocité de la jeunesse moderne ou sur l’exagération maternelle, allez savoir.

Mais au sommet, quelle vision ! Un ciel azur, la vallée qui s’étire à perte de vue, des teintes de vert qui jouent avec la lumière, et, dominant le tout, la complainte du temps. La complainte d’une mère qui, posant un regard fatigué sur l’immensité, prononça cette phrase mémorable : "Tout ça pour ça !" Et moi, fils indigne, de rire, intérieurement évidemment, je tenais déjà à la vie. Était-ce l’effet de l’effort ou l’effet de l’effet ?

Fort de l’effet, il fallut redescendre, suivre le cours de l’eau. La descente, tout aussi traîtresse, ne fut pas sans heurts, entre glissades incontrôlées et reproches bien ciblés. Au vieux pont, l’histoire d’un peuple austère se racontait, celui des mères en randonnée, souffrant en silence (ou pas) mais persévérant sur le chemin tortueux qui mène à la liberté. Ou du moins, à l’hôtel.

Cet épisode du Pic d'Arbousse fut fréquemment raconté lors des longues soirées d’hiver, où il ne manqua pas de concurrencer les sentiers de douaniers de Bretagne mais surtout le fameux du Vanil Noir... mais cela est une autre histoire.

Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

License Creative Common

© Creative Commons Attribution 2023

Drag and Drop Website Builder