Vendredi 25 juillet, aux alentours de vingt heures.
Je flâne. Flânerie sacrée, douce comme une boisson au gingembre dans les voies de ma mémoire. Me voici sur la rue des souvenirs, celle où logeaient jadis mes grands-parents, dans une bâtisse aujourd’hui muette mais pleine des récits d’autrefois. Je marche, et mon cœur tambourine quelques notes de nostalgie… quand soudain un appel entrant coupe la musique ! Un coup de sabre téléphonique. Une interruption. Un sabotage. Un attentat sonore.
Qui cela peut-il bien être ? Nul besoin de tirer les tarots, j’en vois bien l’auteur : Maman, bien sûr. Reine des crépuscules sonores, impératrice de l’appel de fin de journée.
Je me dis : « Bah ! Une coïncidence malencontreuse, c’est l’heure de son appel habituel. »
Mais j’aurais dû flairer l’embuscade.
Après quelques politesses d’usage, celles qu’on plie comme une nappe avant le dessert, et comme le diable aime les détails, elle conclut faussement son appel par une petite phrase, douce comme une gifle avec des plumes : « Au fait, j’aurais besoin d’un petit service demain. »
Ah ! Ce petit service ! Ce faux ami ! Cette expression fourre-tout qui cache toujours une montagne d’embrouilles, une avalanche de contrariétés ! Je frémis.
La tragédienne s’élance alors, cravache à la bouche : « Je n’arrive pas à consulter mon compte en banque » lance-t-elle avec un pathos plus vibrant qu'une Sarah Bernhardt !
Ah bon. Encore un problème mi-numérique, mi-divin. Car avec elle, le flou persiste toujours : est-ce une vraie urgence ou un complot cosmique pour troubler ma soirée ?
Enquête.
Il paraît qu’elle doit payer sa coiffeuse. (Là, je hoche la tête : la coiffeuse, on n'y coupe pas !) Et puis aussi, distribuer quelque menue monnaie à sa petite-fille, pour qu’elle puisse s’acheter quelque chose d’utile pour sa pendaison de crémaillère : que sais-je, un avenir, une glace ou une toupie connectée ? Seulement voilà : l’objet du vice, son smartphone, refuse de collaborer. Refus catégorique et électronique.
Mais le plus beau ? Elle tente de se connecter via son ancien appareil, celui qui a pris sa retraite deux mois auparavant, qu’elle garde comme d'autres gardent un vieux chapelet, au cas où. Pourquoi diable n’a-t-elle pas installé l’application bancaire sur le nouveau ? Cela relève de la mystique, un mystère plus dense que la Sainte Trinité noyée dans un manuel de chez Darty ou Vandenborre.
Je grogne un peu, façon ours poli, et je lui rappelle que je ne suis pas le SAV de sa vie quotidienne. Chaque appel est une fresque de pépins : un chat disparu dans les limbes, un décodeur mourant, une box suicidaire ou, aujourd’hui, un smartphone en coma prolongé.
Elle me répond avec son aplomb coutumier : « Tu comprendras quand tu seras vieux. »
Et moi, mi-lassé, mi-sarcastique : « Je n’atteindrai jamais cet âge-là. Je serai usé avant, rongé par tes appels d’urgence. »
Mais que faire ? Je suis à cinq minutes de chez cette Mater Dolorosa, cette pleureuse numérique. Alors je rassemble mon courage, mon abnégation, et je monte, tel un saint Bernard sans tonnelet, vers son logis.
J’arrive. Le téléphone, comme annoncé, a bien un souci. Reste à découvrir lequel. Suspense. Indice : il est éteint. Oui. Éteint. Mort de fatigue. Batterie à plat, espoir idem.
On le branche, on le rallume, miracle, il ressuscite. L’application bancaire se manifeste. Mais non, pas encore ! Écran blanc. Silence glacial. Gémissements et grincements de dentier maternels.
Puis, au bout de deux minutes d’attente (temps qui semble s’étirer comme du chewing-gum sentimental), l’interface s’éveille enfin. Alléluia technologique.
Madame accède à son compte. Mission accomplie, je peux m'exfiltrer du réseau corrompu du wi-fi maternel. Je m'éclipse.
En guise d’hostie consolatrice, je m’achète une pizza sur le chemin du retour. Une Regina, à l’image de la Salve Regina rédemptrice, pâte fine, sauce tomate qui dit « je t’aime ».
Il me fallait bien ça pour digérer les affres d’une soirée ordinaire, tragédie douce-amère au théâtre de la vie quotidienne.
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