L'antimamère

Le boomer et sa mère

Les mémoires de ma mère, quelle misère !

Chronique d'une entreprise mémorielle maternelle (où le fils joue l'esclave scribe et l'IA, le démiurge bègue)

Il était une fois, aux premières brumes de l'automne 2024, un complot ourdi dans l'ombre par quelques disciples zélés, relations fumeuses aux ambitions plus élastiques qu'un vieux gant de toilette, qui soufflèrent à ma mère une idée à la fois noble et farfelue : écrire ses mémoires.

Ah ! la mémoire ! Ce jardin mal taillé où l'on croit cueillir des roses, et l'on revient avec des orties.

Il fallait, bien entendu, un imbécile pour porter la brouette. Et, comme par un vieux réflexe dynastique, la désignation tomba sur moi, avec tout l'enthousiasme naïf du condamné qui croit encore que le bourreau va se raviser.

J'acceptai. Ô douce illusion que celle du devoir filial ! J'ignorais que je venais de m'engager dans un marécage avec pour seules bottes l'idée absurde que « l'intelligence artificielle allait m'aider ».

IA... Hahaha. (Rire amer.)

Oh certes, pour écrire, elle écrit… Mais j'avais oublié un détail : il faut d'abord que quelqu'un dicte, rédige ou tape.

Je me dis donc, en bon fils mais mauvais ingénieur, que le cadeau idéal pour ses quatre-vingt-neuf printemps serait un magnétophone. On pourrait rêver d'un genre de chapeau enchanté qui enregistrerait vos pensées… avant de les rendre méconnaissables sous la plume d'un écrivain illustre, mais cela n'existe pas encore !

J'avais tenté un dictaphone, oui, mais autant offrir un saxophone à un chat. Ma mère et la technologie, voyez-vous, ce sont deux pièces d'échecs qui ne se croisent jamais, sauf pour renverser l'échiquier et me mettre en échec !

Elle se mit donc à dicter. Et là… quelle tragédie ! Une prononciation digne d'un télégramme en détresse, des hésitations, des retours en arrière, des digressions dans des langues mortes ou mourantes ; le tout broyé par une reconnaissance vocale atteinte de surdité poétique.

Il fallait tout reprendre, ligne par ligne, mot par mot. Un carnage linguistique qui fit fuir même le correcteur automatique.

Nous passâmes donc à l'écriture manuelle, pardon vu le miracle attendu, « emmanuelle », serait plus adapté car il eût fallu Dieu avec moi pour que cette satanée IA reconnaisse et ressuscite par la magie de l'OCR ces mémoires maternelles.

C'était mieux… sauf pour les localités flamandes, les expressions néerlandaises, et tout ce qui sort du lexique de la ménagère de moins de cinquante ans. Là, c'était la fête aux contresens.

Mais le plus piquant, dans ce carnaval de lettres, ce fut la méthode, ou plutôt son absence totale.

Car ma mère, que Dieu lui prête désordre éternel, n'a jamais cru aux vertus de l'organisation. L'âge n'arrange rien, et je me retrouvais bientôt avec une mosaïque de textes, doubles, triples, contradictoires, éparpillés, à assembler comme un puzzle dont certaines pièces auraient été sculptées par un Dalí pas du tout salvateur !

Ajoutez à cela son style… comment dire ? Un lyrisme débordant, des envolées dignes de la Comédie-Française… si la Comédie-Française avait recruté dans un club d'ornithologues aussi nostalgiques que surréalistes.

Tout est emphase, pathos et points d'exclamation, et cela me hérisse, intérieurement, comme un hérisson pris dans un col roulé.

En somme, ce que je croyais être une promenade de santé devint, non pas un chemin de croix, mais une marche forcée dans les ronces perverses de la mémoire.

Me voici donc, en ce 26 juillet étouffant de chaleur et de feuilles volantes, à faire reconnaître, une à une, les pages d'un manuscrit indocile, à les redresser, les assembler, les dompter comme des bêtes sauvages qui refuseraient la cage du récit.

Et ce ne serait rien, vraiment, si je n'avais pas d'autres travaux, d'autres obligations… ou si Madame ne s'était pas brusquement muée en éditrice pressée.

Elle veut publier. Elle rêve de succès. Elle s'imagine déjà signant des dédicaces chez Gallimard, entre deux fromages, pendant que sa poire de fils l'accompagne de salon en salon.

Hélas. Je doute.

Car écrire ne suffit pas. Encore faut-il toucher. Il ne suffit pas de parler de soi, il faut qu'un autre, un quelconque lecteur venu d'ailleurs, y trouve un frisson.

Que ses souvenirs puissent un jour éclairer les petits-enfants, les arrière-petits-enfants ? Je n'en doute point.

Mais qu'ils prennent place aux côtés de Victor Hugo, ou même, disons-le avec plus de justesse, d'une Colette à l'accent du Nord ? Là, je n'en finis plus de douter !

Eh oui… Le fils qui refusa d'endurer un calvaire scriptural pour son père désormais au ciel va peut-être finir par partir en croix pour sa peu sainte mère. Précisons qu'en cette période, je l'enverrais bien le rejoindre en une très expéditive Assomption. Enfin, faisons taire ces vilaines pensées !

Peut-être qu'un jour, l'intelligence artificielle comprendra aussi ce que cela signifie.

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