L'antimamère

Le boomer et sa mère

Melon fongique

Melon fongique

Crèpe cramée

Crèpe cramée

La cuisine de Maman

L'expression "la cuisine de maman" revêt à mes yeux une certaine polysémie... non, une polysémie certaine !
En effet, elle peut signifier simplement la cuisine de ma mère, mais elle peut aussi évoquer, dans un registre plus dramatique, "la cuisine" suivie d'un arrêt abrupt, puis de "maman !" lancé à la cantonade tel un cri de détresse.

Ce qui se voulait une crêpe gît dans mon assiette, roussie à l'avant, carbonisée à l'arrière, un filet de jaune d'œuf s'échappant d'un rictus dérisoire. "C'est bon ?", glisse ma mère avec un soupçon de doute. Elle se croit douée pour la cuisine, se voit briller en cet art. Je ne partage hélas pas cette assurance aveugle. J'aurais souhaité qu'elle dévoile un talent culinaire aussi éclatant que celui qu'elle prétend extraire de son Pellaprat, égaré quelque part au milieu de sa bibliothèque. J'ignore ce qu'elle a pu y puiser, mais le constat est là : elle ne semble guère en avoir tiré profit. Peine capitale, comme dirait Marx !
Je visualise, non sans un sourire ironique, le pauvre auteur revenant d'outre-tombe, témoin horrifié de l'usage qu'elle a fait, et continue de faire, de son manuel. Nul doute qu'il s'empresserait de regagner sa dernière demeure en se jetant des cendres sur la tête, les yeux en larmes de tant d’ingratitude. Pourtant, il fut une époque où maman semblait dominer l'art de la table. Elle avait sensiblement évolué par rapport au talent modeste de sa mère, dont je savourais quotidiennement la cuisine rudimentaire jusqu'à mes huit ans. Elle surpassait cependant largement mon autre grand-mère, un véritable désastre culinaire. Bonne-maman pouvait vous servir des oignons cuits avec du chou-fleur, agrémenter une soupe de légumes de sachets lyophilisés. Par effet de contraste, la cuisine de ma mère m'apparaissait alors exceptionnelle. J'aurais pourtant dû me méfier lorsque je remarquais certains mets revenant avec une régularité déconcertante lors des grandes occasions : le saumon en belle-vue, ou sa variante de truite saumonée, toujours en belle-vue. Vous devinez que je ne puis plus souffrir son point de vue, même en peinture, l'odeur me revient au nez et me donne envie de courir vers cet endroit où on est seul avec soi-même pour s’abandonner.

Il est vrai que les fruits de mer, fréquents lorsque nos moyens se sont accrus, ne souffraient pas de devoir être cuisinés : ils arrivaient frais et prêts à servir. En réalité, la cuisine de maman atteignait son apogée lorsque la femme de ménage prenait les rênes.

Cependant, il faut bien admettre que la situation a considérablement empiré dès l'arrivée de sa retraite. J'aurais dû, moi aussi, me retirer de ce champ de bataille, aussi tragi-comique qu'éthylique, généreusement arrosé pour faire passer les plats qu'elle se délectait à présenter. Le pire a été atteint lorsqu'elle a décidé de rivaliser avec mes compagnes successives. C'est à ce moment que j'ai pris la pleine mesure de son incompétence, même en matière de plats préparés, qu'elle parvenait, et parvient toujours, à saboter soit par carbonisation, soit par association absurde. Qui, de sensé, servirait une raclette en entrée, suivie de spaghetti à la bolognaise, par 40° à l'ombre ! En fait, au lieu de rivaliser avec mes grand-mères, elle est en passe de les battre à plates coutures, se hissant au rang de maître incontesté de l'art culinaire de l'horreur !

Il faut dire que S, puis C, cuisinaient bien mieux ! Malheureusement, les relations houleuses que mes parents ont entretenues avec mes compagnes ont eu pour conséquence que la mayonnaise relationnelle a tourné et que je me retrouve désormais célibataire, condamné à subir la cuisine maternelle maudite, au moins une, si ce n'est deux fois par semaine, jusqu'à ce que mort s'en suive. Mon ex-femme et moi nous demandons d'ailleurs encore si papa n'a pas été emporté, au seuil de ses 84 ans, par un plat de moules concocté par son épouse si attentionnée. Il aurait pourtant dû être mithridatisé par tout ce qu'il avait déjà ingurgité au fil de leur union.

"Plus tard, nous mangerons un petit melon", annonce-t-elle avec une simplicité déconcertante.
J'ai vu l'apparence repoussante du cucurbitacée, un spécimen flétri et cramoisi. Sincèrement, je n'éprouve pas la moindre envie d'y goûter, à moins de chercher à précipiter ma fin avec la faim. Je réponds vivement et sans hésitation : "Non, merci, je n'en veux pas, car je n'ai plus faim". "Tu n'aimes plus le melon ?", réplique-t-elle. "Non, j'ai peur de ne plus jamais pouvoir en savourer si j'y touche !" hurle une petite voix en mon for intérieur.
Une demi-heure plus tard, inébranlable, elle renouvelle son assaut, déployant ses techniques de harcèlement.

Le réfrigérateur de ma mère est une vaste colonie fongique et une confrérie de bactéries à laquelle elle survit, en dépit de toute logique. Si des États sont condamnés pour leurs armes de destruction massive, le frigo de ma mère devrait être scellé par l'ONU, et elle devrait être jugée par un tribunal de La Haye pour crime culinaire contre l’humanité !

Si la théorie de la réincarnation suppose que l'on expie les fautes commises dans une vie antérieure, j'ai dû commettre un crime abominable envers un membre du monde de la gastronomie, et je dois à présent purger ma peine. La cuisine de maman mériterait un recensement de ses expressions aussi savoureuses que ne l’est pas sa cuisine ! Je vais tenter d'en dresser ce petit inventaire, sans prétention, au péril de ma vie !

"Servez-vous, il faut vider les plats !"
Oh, point n'est besoin de dramatiser ! Nous nous sommes déjà contraints à avaler le bouillon, nous voilà rassasiés, repus, et il faudrait encore pousser l'effort, quitte à risquer l'indigestion !
Pendant ce temps, maman, de son côté, a avalé deux bouchées entre une diatribe, un plaidoyer et une logorrhée de nostalgie dithyrambique . Quel banquet ! Elle semble déjà rassasiée !

"Servez-vous ! Je ne le dis plus.", proclame-t-elle, en feignant l'exaspération. Hélas, elle répétera ces mots encore et encore, vous assaillant sans relâche jusqu'à ce que vous vous résigniez finalement à céder, ou que vous décidiez de retirer les plats de la table pour obtenir la paix !

"Je l'ai fait moi-même !"
Il est évident que quelqu'un d'autre est à l'origine de ce plat. D'ailleurs, c'était suspect, c'est bon à manger !

"Qu'est-ce que tu bois ?"
En réalité, maman ne se soucie guère de votre soif. C'est elle qui a soif et qui désire se désaltérer. Il faut admettre que parler abondamment pendant de longues minutes a tendance à assécher les cordes vocales.Mais à force de boire, elle finit par me saouler, même si à force de mesurer sa déchéance, je suis devenu abstinent.

"Je crois que les invités ont soif ?"
Elle se moque éperdument de la soif des invités, c'est elle qui a soif ! Et qui a surtout besoin de sa ration d'alcool ! Certes, elle a un appétit d'oiseau, mais elle détient un tempérament de canard buveur.
A mesure que la bouteille de vin verra son niveau baisser, son verbe verra le sien monter au point qu’à l’été, on pourra l’entendre de la rue !

"Ça vient de mon boucher !"
Ça provient surtout du supermarché du coin où l’article était en promotion vente rapide il y a trois jours au moins !

"Ce ne sont pas des haricots en boîte.", clame-t-elle avec une indignation feinte. Non, bien sûr que non, ils étaient simplement surgelés, à tel point qu'ils crissent encore sous la dent comme des glaçons !

"C'est diététique, ce ne sont que des légumes !"
Il s'agit surtout de légumes qui nagent dans un océan de beurre fondu. Et encore, ce serait trop beau ! Il s'agit très probablement de margarine bon marché. Preuve en est, si vous en avez laissé pour le lendemain, vous ne les voyez plus, ces légumes sont engloutis dans une marée de graisse solidifiée !

"Je vais faire un bon couscous !", annonce-t-elle avec un sourire plein d'anticipation. Avis de tempête ! Elle s'apprête encore à nous concocter un ragoût hasardeux avec de la semoule express, obtenue en mélangeant de l'eau bouillante, du beurre et du sel. Le tout flottera dans un océan de graisse et de bouillon où se noieront quelques légumes malheureux. Non contente d'imposer le calvaire du repas, elle ajoute à cela l'angoisse d'attendre, impuissant, l'exécution de cette sentence culinaire !

"Tu ne manges rien ?", s'interroge-t-elle, la surprise déguisée dans la voix. En réalité, je mange certainement plus qu'elle qui discute davantage qu'elle ne mâche. Son assiette est si peu garnie qu'elle peut l'engloutir en une seule bouchée. Et pourtant, des restes persistent encore, telle une petite colline résistant à l'assaut de ses coups de fourchette clairsemés !

Quand un enfant est présent à table, elle s'exclame : "Oh, il y a un petit oiseau à table", pointant du doigt l'assiette du bambin. En réalité, il y en a deux, et le plus petit oiseau, c'est maman ! Par contre, quelle verve pour cet oiseau rare ! Il chante et jacasse comme une volière à l'heure de la parade amoureuse !

"Tu ne manges plus de fruits de mer !", s'étonne-t-elle. Au vu du nombre incalculable de fois où tu m'en as servi, et pas toujours dans un état de fraîcheur irréprochable, je ne peux plus en supporter la vue, encore moins l'odeur ! Heureusement, depuis mon opération du cœur, j'ai trouvé un argument infaillible pour refuser... et ce, de bon cœur !

"J'ai acheté des sushis !", s'exclame-t-elle avec un sourire triomphant. Ce sont plutôt des soucis qu'elle a achetés, en vérité ! Depuis que j'ai fait l'erreur monumentale de mentionner que j'appréciais les sushis, quelle faute de goût ! Elle les déniche à bas prix dans le supermarché du quartier. Une sorte de pseudo-sushis industriels qui portent le nom mais ne rendent certainement pas justice à la saveur authentique de ces délices nippons ! Pire encore, je suis maintenant contraint de manger cette pitoyable contrefaçon en feignant mon contentement. Quelle abomination !

"Je n'ai pas l'habitude de servir du bucht !", proclame-t-elle avec une pointe d'indignation, quand, soucieux de ma survie, je décline poliment l'offrande culinaire suspecte. Si ce n'est pas synonyme de toxicité, alors qu'est-ce qui pourrait être encore plus catastrophique ? La mixture concoctée par les sorcières au commencement de Macbeth ?

"Et bien, les saucisses étaient bonnes !", lance-t-elle avec une certaine satisfaction. J’apprécie particulièrement son usage du mot "les". Sans doute cela fait-il référence aux deux moitiés qu’elle a soigneusement coupées pour entamer sa portion. Moi, pendant ce temps-là, je suis censé me régaler de six saucisses à moi tout seul !
"C'est vrai que tu ne manges plus rien !", me reproche-t-elle lorsqu’à l’avant-dernière, je jette la serviette !.

Depuis que papa a quitté la table et s'est vu promu au rang d'icône sur le buffet, encadré d'une Sainte Vierge Marie, d'eau bénite et autres fétiches du même acabit, c'est le chat qui semble avoir hérité de sa place. Non pas que nous l'y conviions, mais cette souveraineté, que ma mère semble cautionner en le laissant s'installer, lui laisse une place stratégique au beau milieu de la table. Notre félin, dodu et bougon, avec une tendance à l'agressivité mal contenue, ne manque jamais l'occasion de se servir et de se régaler sans préavis, même s'il a sa propre assiette réservée.

J'ai d'ailleurs composé ce petit poème à son intention !

Le matou est bien dans mon assiette, la tête posée sur la serviette en guise d’oreiller. Il rêve en fin gourmet des plats en train de s’achever. Il sera en première loge quand arrivera le met tant convoité. On reconnaîtra sa patte dans la préparation des viandes, surtout le bœuf et le poulet. Quant au poisson, il n’en veut pas. Sa Majesté n’apprécie pas.
Malgré ce minois si doux et ce ronron charmant, ne nous y trompons pas. Notre Mistron Ronron mijote quelque mauvais coup. À la première occasion, le fripon frappera tel un chafoin pour tenter de se sustenter. C’est vrai que sa bedaine semble indiquer qu’il est sous-alimenté.

L'animal est si mal nourri qu'il arbore une panse qui nettoie le sol avec une efficacité qui rivalise avec celle du balai. Une fois ses méfaits accomplis, il cherche un endroit pour se reposer. S'il parvient à hisser ses kilos sur le lit, il s'y installe, sinon, il se prélassera dans la véranda, se dorant au soleil comme s'il s'adonnait à une séance de sauna improvisée !

La gastronomie de ma mère est un spectacle en soi, un mélange de comédie et de tragédie, qui a indéniablement influencé ma perception de l'art culinaire. Si vous n'y prenez garde, vous pourriez vous retrouver empêtré dans cette farce absurde, engloutissant des plats sans réfléchir, tout en respirant cet arôme de friture que vous abhorrez. Dans le même temps, vous subissez le récit ininterrompu de ma mère faisant tout un plat des épisodes du festin de sa vie. Ah, les délices du supplice de la cuisine maternelle ! 

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