Dimanche dernier, ma mère m’a annoncé une grande nouvelle : elle avait décidé d’écrire ses mémoires. Mais rapidement, elle s’est sentie dépassée par l’ampleur de la tâche. Il fallait bien un pigeon pour l’aider. Pardonnez-moi l’expression, mais en littérature, on qualifierait ce rôle de "nègre". Ce que cette garce ne réalise pas, c’est que pour le "nègre", il y a aussi une œuvre noire.
Avec tout ce qu’elle a bazardé au fil des mois, elle a créé un immense champ de mines dans les profondeurs amères de la mémoire familiale. Me voilà donc projeté, tel Hugo, comme un travailleur de la mère. Une tâche à mère, s’il en est ! J’avais bien envie de l’envoyer balader, de lui suggérer d’aller se faire cuire un œuf, compte tenu de tout le mal qu’elle avait fait. Mais je me suis repris.
Après tout, rien ne l’empêche d’écrire ses mémoires et, moi, de rédiger des antimémoires (Ce livre virtuel). Si jamais une descendance, ou peut-être ses petites-filles, s’intéressaient un jour à son passé, cela pourrait devenir une sorte d’album souvenir; littéraire, celui-là. Madame, dans l’art de ressasser ses souvenirs d’enfance autour d’un verre d’alcool, avait élevé la répétition au rang d’un art. Alors pourquoi ne pas sauver ce qui pouvait encore l’être ? Un peu comme ce que j’avais vainement tenté de préserver dans la vieille baraque familiale.
Ma mère bien-aimée, telle Madame Larousse qui "sème à tous vents", a disséminé des mines émotionnelles prêtes à exploser violemment. Avec tout ce qu’elle a bazardé, et en particulier les bandes dessinées de mon père; dont certaines que j’avais tenté de sauver; cette femme, ignorante et inconséquente, ne se rend pas compte de la quantité de choses que j’avais mémorisées à travers ces œuvres. Ces bandes dessinées, déjà perdues une première fois, ont été jetées une seconde fois à la poubelle !
Si je parle d’une seconde fois, c’est que mon père lui-même avait déjà commis cette abomination. Il avait liquidé toutes les collections de revues *Spirou* et *Tintin* que j’avais lues et relues durant les vacances d’été. C’était mon seul loisir : dans le calme de ma chambre, je parcourais toute la collection, du début à la fin, de récit en récit. Cet âne a tout liquidé pour se venger ! Car monsieur n’était pas content de mon comportement, qu’il ne trouvait pas assez soumis à son goût depuis que j’étais marié. Il y avait donc une première blessure sur laquelle ma mère a infligé une seconde.
À chaque fois qu’un événement évoque en moi ces souvenirs perdus, une rage vengeresse s'élève tel un tsunami déferlant ses eaux à mère. C’est un piège extrêmement sournois, car les associations d’idées attachées à la chaîne des souvenirs sont souvent imprévisibles. Mais l’explosion, elle, est garantie !
Les profondeurs de ma mémoire sont irrémédiablement minées. Chaque rencontre avec l’actualité, si elle réveille un souvenir passé lié à ces albums disparus et à mes premières connaissances historiques risque de devenir une véritable bombe atomique.
Le plus dangereux, c’est lorsque ma mère elle-même évoque un souvenir touchant à cette mémoire qu’elle a brisée. J’espère que, d’ici le temps où elle nous aura quittés, elle échappera par miracle à cette menace qu’elle a créée, inconsciemment mais bel et bien de son plein gré.
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