MusicoPouvoir

Comment la musique oriente nos perceptions ?

Evaluation d’une performance en présence ou en l’absence d’un inducteur potentiel

B. NOEL & P. RIVIERE (Université de l’Etat, Mons, Belgique)

1. Définition du problème
Le nombre de productions audiovisuelles poursuivant un but didactique tout en agrémentant leur message d’un accompagnement musical ne cesse d’augmenter. Nous nous sommes donc posé la question de savoir si, en fonction des objectifs poursuivis, il était toujours judicieux d’accompagner un message de musique et, dans l’affirmative, quel type d’accompagnement se révélerait le mieux adapté.

2. Contexte
Une musique placée à des fins d’accompagnement peut avoir des influences diverses. Au niveau de la signification d’un message, R. FRANCES (1957, 1958) a montré que l’accompagnement musical modifiait significativement le sens du contenu d’une séquence filmée « neutre ». Des recherches anglo-saxonnes ont donné des résultats moins significatifs voire contradictoires. Alors que MOWSESION & HEYER ( 1973) ou SMITH & MORRIS ( 1976, 1977) pensent pouvoir conclure que la musique ne modifie pas la performance, d’autres chercheurs comme KALTIOUNIS 1973) aboutissent à la conclusion inverse ou encore comme WILLIAMS ( 1961) et STANTON ( 1973) adoptent une position plus nuancée en mettant en évidence une interaction avec certains traits de personnalité. Ainsi, on peut supposer que certains sujets auraient une perception différente non seulement en fonction de leur affectivité mais aussi selon leur style cognitif. Selon WITKIN (1965, 317) « les gens ont un mode de fonctionnement caractéristique et cohérent dans leurs activités intellectuelles et perceptives ; ces styles cognitifs, comme on les a appelés, sont les manifestations dans la sphère cognitive de dimensions encore plus larges du fonctionnement personnel, dimensions que l’on retrouve dans les divers secteurs du psychisme ». L’auteur étudie une dimension du style cognitif appelée la dépendance/indépendance de champ. Il s’agit de l’aptitude d’un individu à pouvoir percevoir des éléments en les séparant du contexte dans lequel ils se trouvent cachés. A cette fin, il doit se montrer capable de séparer l’information pertinente de celle qui ne l’est pas. Pour évaluer cette aptitude, l’auteur a mis au point plusieurs épreuves parmi lesquelles le G.F.F.T. (Group Embedded Figures Test) que nous avons utilisé dans notre étude (1980, 1984 a, b). Notre revue de la littérature spécialisée nous a conduits tout naturellement aux recherches concernant les effets d’un bruit blanc sur la dépendance de champ. Ici, comme dans le cas des accompagnements musicaux, le problème posé suscite des réponses fort controversées. BROADBENT (1971 ) constate une amélioration de la performance lorsqu’il s’agit d’extraire d’un contexte des stimuli dominants. OLTMAN (1964) rapporte aussi que le bruit blanc améliore la performance à l’épreuve « de la baguette et du cadre » utilisée pour évaluer l’indépendance de champ. Par contre, dans une étude plus récente, SMITH & BROADBENT (1980) constatent que les sujets ne réussissent pas significativement mieux une tâche de « figures embrouillées » dans des conditions de bruit. Une manière de progresser dans la résolution du problème serait à notre sens de prêter une attention toute particulière au type de performance demandé et à la nature des morceaux de musique accompagnant la performance. En effet, il nous apparaît moins étonnant que la musique facilite et améliore une tâche de créativité (on relève deux performances « artistiques' »‘ dans l’expérience de KALTSOUNIS, 1973) qu’une tâche de mémorisation de chiffres, un examen de fin de semestre (SMITH & MORRIS, 1976, 1977) ou encore des réponses à un test. De même, la nature des morceaux de musique utilisés devrait être approfondie. La plupart des recherches réalisées à ce jour ne la précisent pas de manière satisfaisante.

3. Préparation de l’expérimentation

3.1. Les instruments utilisés Afin de disposer d’un profil des différents morceaux de musique utilisés, nous avons repris à J. & M. -A. GUILHOT, J. JOST & E. LECOURT 1979) une grille d’évaluation subjective. Elle soumet à l’appréciation des sujets une série de qualificatifs représentant divers états affectifs. A côté de chaque caractéristique, on trouve une échelle graduée de un à cinq. Il s’agit de répondre à la question: Quelles tonalités affectives la musique a-t-elle éveillées en vous? en cochant une des cinq cases proposées. Néanmoins, avant que les sujets aient pu répondre aux différentes grilles, nous avions dû attribuer des qualificatifs arbitraires aux différents morceaux de musique que nous nous proposions d’utiliser (Ces appellations étant appelées à être ou non confirmées dans la phase expérimentale). On peut supposer que certains sujets perçoivent différemment selon leur niveau de dépendance de champ. Nous avons donc jugé utile de le déterminer au moyen du G.E.F.T. de WITKIN, adapté en langue française (1980). Il s’agit d’une épreuve collective d’une durée d’environ vingt minutes. Elle se présente sous la forme d’un livret en trois parties. La première consiste en sept items d’entraînement de niveau élémentaire alors que les deux suivantes comportent chacune neuf items de difficulté supérieure. Chacun d’entre eux consiste en une forme complexe dans laquelle il faut retrouver une forme simple donnée se trouvant au verso de la dernière feuille du livret. Le sujet testé peut retourner à la figure simple aussi souvent qu’il le désire, mais il lui est impossible de la voir en même temps que la figure complexe. Des sujets d’âge adulte disposent de trois minutes pour effectuer les problèmes de chacune des trois parties. La note de chaque sujet est le nombre total de formes simples tracées correctement aux deuxième et troisième parties.

3.2. En ce qui concerne notre propre recherche, deux problèmes spécifiques ont successivement retenu notre attention, à savoir la signification et la mise en application d’un message.
3.2.1. L’étude sur la modification de la signification d’un message nous a amenés à proposer une histoire inachevée ambiguë afin d’en étudier les prolongements selon que les musiques seraient ou non soit « amusantes », soit « anxiogènes ».
3.2.2. L’étude sur la mise en application d’un message nous a incités à proposer de faire dessiner trois figures dénuées de sens et de difficulté croissante avec ou sans accompagnement musical, celui-ci étant tantôt « crispant », tantôt « beau et obsédant », tantôt encore « d’une beauté neutre et non obsédant ». Les résultats ont été étudiés en fonction du degré de difficulté du message et selon les niveaux de dépendance à l’égard du champ définis par WITKIN (indépendants-intermédiaires-dépendants).

4. L’expérimentation proprement dite
Une fois mis au point, nos instruments ont été proposés à des étudiant(e)s des deux candidatures en Sciences Psychopédagogiques, de première candidature en Sciences Economiques et Sociales (de l’Université de l’Etat à Mons), de première année en Kinésithérapie et de première année en Secrétariat Médical (de l’Institut Provincial Supérieur de Kinésithérapie à Tournai).

4.1. La première expérience 187 sujets ont été invités à proposer une, puis éventuellement plusieurs issues à une histoire ambiguë, volontairement inachevée. Le problème consistait à classer les productions des sujets testés selon qu’elles avaient été ou non influencées par le type d’accompagnement musical de caractère soit « anxiogène », soit « amusant ». Pour cela, nous avons mis au point une grille d’analyse permettant une classification en quatre catégories: issues « pessimiste », « optimiste », « ambiguïté » ou « refus de répondre ». Les deux premières catégories ayant été traitées par une deuxième grille d’analyse plus fine quant à la hiérarchie des thèmes abordés. Nous avons émis comme hypothèses qu’en ce qui concerne le nombre d’issues pessimistes proposées par les sujets: a. la musique « anxiogène » aurait pour effet d’en accroître le nombre par rapport aux conditions de musique « amusante » et d’absence de musique; b. la musique « amusante » aboutirait au résultat inverse c’est-à-dire en diminuerait le nombre par rapport aux conditions de musique « anxiogène » et à l’absence de musique. Les résultats obtenus sont présentés dans le tableau à la page suivante Nous voyons que les proportions des premières issues produites varient significativement en fonction du type d’accompagnement musical et que la musique induit une solution en rapport avec son caractère « anxiogène » ou « amusant » et seulement dans ce cas précis. Si nous prenons en considération la catégorie « refus de répondre », nous voyons qu’il existe une différence significative entre les groupes 1 et 2 d’une part, 2 et 3 d’autre part. Si nous nous intéressons à la quantité d’issues « pessimistes » produites, nous constatons des différences au moins significatives entre tous les traitements musicaux (X² = 23,992). Nos hypothèses sont donc confirmées.

4.2. La deuxième expérience En ce qui concerne la deuxième expérience (221 sujets) nous avions posé comme hypothèses que lorsque le message serait « simple » à appliquer, les scores obtenus en fonction des différents traitements musicaux iraient en décroissant dans l’ordre suivant: 1. groupe de contrôle; 2. musique « belle sans être obsédante »; 3. musique « crispante et stochastique »; 4. musique « belle et obsédante ». Dans le cas où le message à appliquer se révélerait plus complexe, le classement s’établirait comme suit: 1. musique « belle sans être obsédante »; 2. groupe de contrôle; 3. musique « crispante et stochastique »; 4. musique « belle et obsédante ». L’étude des résultats selon une analyse de variance à trois dimensions (traitements x niveaux de dépendance de champ x degré de difficulté des figures) nous a permis de dégager certaines constatations. Nous avons mis en évidence une différence significative au niveau des traitements musicaux, très significative pour les autres dimensions et interactions, exception faite de l’interaction triple qui est non significative. Remarquons aussi que l’accompagnement musical que nous avions évalué comme étant « beau sans être obsédant », s’est avéré comme étant « d’une beauté neutre et non obsédant ». Si nous considérons une dimension à la fois, nous voyons qu’un accompagnement musical « d’une beauté neutre et non obsédant » domine significativement ceux qui sont « crispants » ou « beaux et obsédants ». Il n’existe toutefois pas de différence significative entre ces groupes et celui de contrôle. Si nous nous intéressons à la dépendance de champ, nous pouvons dire que, selon que les sujets sont indépendants, intermédiaires ou dépendants, leur performance à l’épreuve varie de significativement à très significativement. Nous relevons enfin que si la figure n° 1 est plus simple que les figures 2 et 3, il est impossible de déceler une différence significative de difficulté entre ces deux dernières. Une analyse de variance à deux dimensions (traitements x niveaux de dépendance de champ), nous apporte des résultats complémentaires car plus marqués quant aux degrés de signification: l’absence de musique donne des résultats comparables à ceux d’un accompagnement musical « d’une beauté neutre et non obsédant » (de significatifs à très significatifs). Les hypothèses que nous avions posées sont donc partiellement infirmées. Remarquons à nouveau que les différentes catégories de dépendance de champ influencent de significativement à très significativement la qualité des résultats. Enfin, des différentes interactions. nous pouvons retirer quelques règles d’ordre pratique: – un message facile à appliquer ne requiert aucun accompagnement musical; . un message complexe voit sa difficulté atténuée par un accompagnement musical « d’une beauté neutre et non obsédant »; – la musique « belle et obsédante » perturbe les sujets indépendants de champ alors que la musique « crispante » perturbe les sujets intermédiaires. – les sujets dépendants de champ, et dans une moindre mesure les sujets intermédiaires, voient leur performance améliorée lorsque l’accompagnement musical est « d’une beauté neutre et non obsédant ».

5. Conclusions
Nos résultats vont donc à l’encontre des conclusions auxquelles aboutissent la majorité des chercheurs. Il nous faut néanmoins insister sur le fait que les résultats obtenus sont probablement liés à la nature de la performance demandée de même qu’aux caractéristiques personnelles et cognitives des sujets testés ainsi qu’à l’appréciation personnelle des morceaux de musique. Soulignons encore que dans notre expérience, la musique était liée au message, ce qui fait que contrairement aux autres recherches, elle n’avait pas un caractère surajouté. Sur le plan des perspectives, en dehors des remarques d’ordre pratique déjà énumérées plus haut, il nous reste quelques suggestions à émettre à la lumière de notre expérimentation. Pour aboutir à des conclusions généralisables, il apparaît indispensable de limiter les recherches à une seule des deux expériences qui ont fait l’objet de notre étude en tenant compte, bien entendu, des résultats obtenus et des remarques formulées. En ce qui concerne plus précisément la première expérience, les recherches devraient avoir pour objectif la mise au point d’un autre texte, le plus ambigu possible de manière à vérifier la généralisabilité de nos résultats. Quant à la deuxième expérience, deux pistes de recherches semblent intéressantes: la notion de dépendance de champ et les conditions de mise en application d’un message. Dans la première éventualité, il serait utile d’étudier dans quelle mesure, une épreuve de figures embrouillées pourrait donner des résultats différents en fonction de l’accompagnement musical. Dans le second cas, il serait intéressant d’envisager d’autres types de mise en application d’un message: soit varier la nature, soit en accroître la complexité. Arrivés au terme de cette étude, nous sommes conscients de ses limites mais nous espérons toutefois que notre travail contribuera à éveiller l’attention des chercheurs et des réalisateurs de l’audiovisuel sur l’importance de sélectionner d’une manière réfléchie et judicieuse les accompagnements musicaux.

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