Jacques Attali - Bruits - Paris, PUF, 1978
Le livre « Bruits » de Jacques Attali est un projet ambitieux d’une théorisation sur et par la musique, du monde dans lequel l’homme vit. La musique, le bruit et le pouvoir sont intimement liés. Le bruit peut servir le désordre et l’ordre. La musique peut servir le pouvoir et la subversion. Toute musique est un outil pour créer et consolider une totalité, une communauté. La musique est le lien d’un pouvoir avec ses sujets et donc l’attribut de ce pouvoir. Pour Jacques Attali, la musique est à la fois le miroir et la prophétie du monde. Production immatérielle, elle explore les champs théoriques possibles, bien avant la production concrète. L’économie politique de la musique est une succession d’ordres agressés par des bruits, c’est-à-dire des remises en cause de différences. On peut distinguer 3 étapes d’utilisations stratégiques de la musique par le pouvoir :
1) La musique est employée afin de faire disparaître ou oublier la violence générale.
2) La musique est utilisée pour faire croire à l’harmonie du monde.
3) La musique sert à faire taire en assourdissant et en censurant le reste des bruits des hommes.
Dans le premier cas, elle est outil rituel du pouvoir. Dans le deuxième cas, elle est outil représentatif. Dans le troisième cas, elle est outil bureaucratique. Une quatrième pratique sera le réseau de la composition qui devrait, selon l’auteur, permettre de se dégager du poids du pouvoir. On peut distinguer 4 types de réseaux mettant en rapport la source musicale avec ceux qui l’écoutent :
1) Le rituel sacrificiel
2) La représentation
3) La répétition
4) La composition
1. Le réseau du rituel sacrificiel :
Le bruit a toujours été ressenti comme une agression contre le code qui structure les messages. C’est aussi un moyen de faire mal ou de faire peur. Menace de mort, le bruit devient enjeu d’appropriation de contrôle pour et par le pouvoir. La musique s’inscrit comme communication, comme essai de maîtrise de ce bruit menaçant. Sa fonction est alors de rassurer et de dompter, de canaliser cette violence (rituel incantatoire). La musique participe au sacrifice (Bouc émissaire). Si écouter un bruit, c’est un peu être tué, écouter de la musique, c’est assister à un meurtre qui empêchera peut-être son propre meurtre. À l’époque des mythes, la musique s’y intègre comme simulacre du sacrifice. Prenons par exemple l’épisode de l’Odyssée où pour éviter de périr sous le chant des sirènes, Ulysse a bouché les oreilles de ses compagnons avec de la cire, alors que lui se faisait attacher au mât et devenait simulacre de bouc émissaire.
Quand de purement sacralisé le pouvoir devient plus temporel, la conception de la musique va devenir plus philosophique, voire métaphysique. C’est d’abord avec Pythagore la recherche d’un « ordre » (opposé au désordre) pour l’État c’est-à-dire d’une recherche de la vertu et de la science. Les mathématiques faisaient partie de cette démarche, car l’harmonie dans l’univers et dans l’âme humaine obéit aux lois des nombres. Quel rapport avec la musique me direz-vous ? En fait, chez les Grecs, la musique faisait partie de la philosophie mathématique, elle-même étant intégrée dans une théorie générale de l’harmonie du cosmos. Lorsque le bruit est dompté par l’ordre, cela donne le rythme. Le registre de la voix (aigu <-> grave) sera l’harmonie (ciel <-> terre). L’union des deux donne l’art choral.
Platon base également sa philosophie sur la musique. Ces grands principes sont les suivants :
1) Le monde est constitué selon des principes musicaux.
2) La musique possède une vertu incantatoire. Elle agit sur la partie irrationnelle de l’âme.
3) La vie entière de l’homme est dominée par l’harmonie et le rythme.
4) Une éducation musicale convenable peut assurer la formation du caractère.
5) La philosophie est l’expression la plus haute de la musique.
Dans la « République » de Platon, on voit nettement l’utilisation de la musique par le pouvoir (ici l’État) dans l’élaboration d’une hygiène mentale et comme moyen d’éducation. Mais en opposition avec cette canalisation politique, nous avons une musique subversive qui se maintient. Elle est souvent associée à des rites dionysiaques. C’est le lieu de la subversion, la transcendance du corps, elle est en rupture avec les pouvoirs. Cela souligne le rôle ambivalent du musicien, à la fois intégré (historien de la société) et exclu (regard contre la société). Son statut, quel que soit son rôle, n’est guère enviable. Souvent, il est esclave quand il n’est pas intouchable.
Avec l’entrée dans le Moyen Âge, la situation entre la musique et le pouvoir n’évolue guère même si les acteurs changent. Charlemagne façonne l’unité politique et culturelle de son royaume en imposant, voire par les armes, la pratique du chant grégorien. En dehors du cadre monastique, on trouve comme musicien le jongleur qui est considéré comme un personnage peu recommandable, mi vagabond, mi tire-laine. Sans emploi fixe, il va proposer ses services à domicile. Bref, le monde féodal est un monde de circulation où la musique est inséparable de la vie quotidienne. Elle y est vécue, agie. Mais au XIVe siècle, tout change, on entre dans...
2. Le réseau de la représentation :
Les musiciens deviennent des domestiques au service de producteurs d’un spectacle. Ce seront d’abord les nobles, puis ce seront les premiers capitalistes du spectacle. Ici, on ne cherche plus à produire l’harmonie avec le monde, on n’en donne plus que l’illusion. On va se contenter de faire croire à l’existence de l’ordre. La musique devient la vente d’un service, ce qui va exiger la création d’un cadre fermé (la salle de concert) permettant la création de richesses. Elle n’est plus agie mais échangée (comme une marchandise).
Cette orientation de la musique implique un nouveau modèle théorique : La conception de la musique naturelle cherchait à agir sur les émotions des hommes ou à les inciter à se surpasser. Dès le XVIIIe siècle, on voudra encore plus imposer à la musique le règne de la raison. D’où, une notation stricte, la basse continue, l’accord tempéré. Les dissonances sont interdites à moins d’être marginales. Le musicien du spectacle légitime l’ordre qui existe car « comment imaginer qu’un pouvoir qui fait naître une telle musique soit mauvais ? » Comme les dissonances sont interdites dans la musique, les conflits, les luttes sont interdits dans la société.
Trois raisons vont annoncer que la représentation devient une forme anachronique d’expression musicale, incompatible avec le capitalisme :
1) La représentation a une productivité invariable. Ses coûts augmentent avec la productivité.
2) Donc l’activité de représentation ne peut pas être rentable, d’où la diminution des investissements.
3) Par contre, le disque permet de ne pas s’user. D’être stocké à domicile. La représentation ne peut survivre que par l’extension de son marché (radiodiffusion), une mondialisation de sa production. Elle devient la vitrine du disque.
3. Le réseau de la répétition :
« Le pouvoir d’enregistrer les sons était un des trois pouvoirs essentiels des dieux (avec ceux de faire la guerre et d’affamer). » Enregistrer est un moyen de contrôle social, un enjeu de pouvoir. En dernière analyse, il est même possible d’imposer son bruit et de faire taire.
Conçu au départ comme des moyens de promotion du spectacle, l’enregistrement et sa reproduction vont la supplanter. La majeure partie de la musique va se retrouver déritualisée. En effet, si elle gagne en disponibilité, si elle cesse d’être bénéfice d’une minorité, elle perd son caractère « festif » ou religieux qu’avait le simulacre du sacrifice.
La répétition a créé un objet consommable répondant aux manques de l’homme de la société industrielle. Elle reste un élément de socialité dans un monde où règne l’extériorité, l’anonymat, la solitude. Elle est devenue consommation pour pallier un manque à être de ceux qui se sentent impuissants devant les institutions.
En fait, la musique se vend comme un produit de consommation et l’industrie du disque procède à l’image de ses consœurs. Les œuvres brèves sont matraquées, usées sur les juke-boxes et tourne-disques. Les œuvres plus longues sont stockées. On achète même plus de disques qu’on ne sait en écouter réellement.
Comme l’objet hors du contexte rituel ou du spectacle n’a pas de valeur en soi, on lui crée une valeur. C’est là que jouent les mass-médias. Loin d’être une béquille publicitaire, le Hit Parade est le moteur de l’économie répétitive (Il crée le besoin). Le public principalement visé parce que principal consommateur est celui des jeunes. Ils voient dans la musique qu’on leur propose l’expression de leur révolte, alors qu’il s’agit en fait d’une canalisation.
« Les musiques populaires et rock ont été récupérées, colonisées, aseptisées. Les thèmes les plus plats seront des succès s’ils renvoient à des préoccupations quotidiennes des consommateurs ou s’ils signifient le spectacle de l’engagement personnel d’un chanteur. »
Je ne vais pas néanmoins jusqu’à suivre Attali lorsqu’il déclare que la musique actuelle est vide de sens. On ne peut quand même pas nier que certaines émotions musicales entrent en résonance avec notre personnalité. Ce serait d’ailleurs nier toute l’approche musicothérapeutique. On ne peut cependant pas nier certains aspects préoccupants de la musique actuelle :
1) Elle est répétitive, c’est-à-dire qu’elle « rabâche » continuellement les mêmes mélodies. La recherche musicale ne constitue pas le souci majeur. Les paroles sont elles aussi extrêmement répétitives, le refrain fait l’essentiel du message (forte redondance). Les paroles sont parfois si mal articulées qu’on se demande si le message importe dans sa forme plus que dans son fond.
2) D’une musique qui était plus sublimée, on en revient à des rythmes plus primitifs, plus pulsionnels, plus bruts (Il y aurait donc régression du rôle de la musique).
3) L’idéal musical actuel tourne autour d’une réalisation narcissique de la personnalité. Dans les « soirées », la musique devient surtout prétexte à l’incommunicabilité. La communication est rendue impossible par un son assourdissant. Chacun danse seul et tente de montrer qu’il danse bien.
Soulignons aussi l’aspect enivrant pour ne pas dire « stupéfiant » que prend la musique. Certaines personnes s’éclatent, se saoulent en écoutant la musique (ivresse auditive, puissance, ivresse corporelle, « danser comme un possédé »).
La technologie n’est pas en reste avec...
- les walkmans qui permettent d’écouter n’importe où de la musique sans la faire entendre à son voisin (on ne l’embête pas, mais on ne partage pas).
- les transistors qui permettent de recevoir la radio facilement, n’importe où, n’importe quand.
- les postes stéréo portables
- les chaînes hi-fi qui permettent de recréer la perfection chez soi pour soi ou pour épater les copains (plus elles sont puissantes, mieux on les considère, La hi-fi ne se cache d’ailleurs pas de vouloir recréer la réalité).
5) La musique classique n’échappe pas à la commercialisation. Elle est l’objet d’une production discographique considérable (ex : la production du concerto pour piano et orchestre de Tchaïkovsky, de l’adagio d’Albinoni, du canon de Pachelbel, des Quatre Saisons de Vivaldi, de la Neuvième de Beethoven). Ici, l’objectif est clair : faire stocker les disques, les faire acheter. Ici aussi, il y a un hit-parade des meilleurs disques, comparaison de disques récemment publiés avec des versions plus anciennes.
6) Soulignons enfin que le vidéo-clip s’intègre également dans cette finalité commerciale.
La dernière approche du réseau de la répétition est ce qu’Attali nomme « Les concerts du pouvoir. »
– La nature du concert en société de répétitivité s’est vue modifiée, elle se fonde plus sur un rapport de pouvoir (le bon artiste, une bonne œuvre, le public bon juge avec un bon bagage culturel) que sur une communion véritable. Au concert, le public juge plus qu’il ne jouit.
- Les concerts de musique populaire tendent à donner une copie du disque.
4. Le réseau de la composition :
On y trouve des « bruits » nouveaux extérieurs aux institutions. Ils seraient porteurs de fête et de liberté. Plutôt qu’une nouvelle musique, ce sera une nouvelle façon de faire de la musique. Nous avons ici « la jouissance du musicien, en communication avec lui-même, sans finalité autre qu’un plaisir narcissique et non marchand. » À la limite, la musique n’y est même plus faite pour être entendue, cela pour que l’interprétation n’en piège pas la composition.
Ici, il faut déjà « tirer la sonnette d’alarme ». En effet, cette perspective tombe dans « l’avatar onaniste » que l’auteur décrie dans son livre « Les trois Mondes ». La jouissance narcissique enferme l’individu sur lui-même et on perd la dimension du partage qui est à la base de saines relations sociales.
Revenons aux propositions d’Attali. Heureusement l’auteur y met des rectificatifs. L’individu doit recréer ses propres rapports au monde et tenter d’y associer d’autres hommes. Cette perspective refuse la division du travail ; écouter de la musique, c’est au bout du compte la réécrire.
Il y aura remise en cause de la distinction entre composition et consommation. Enfin, la musique redeviendra une denrée échangée gratuitement, vécue plutôt que stockée. Composer, ce sera à la fois commettre un meurtre et un sacrifice, devenir sacrificateur et sacrifié. La mort deviendra une production de vie.
Si sur un plan dialectique, cette approche est séduisante, on peut néanmoins faire remarquer que sur un plan pratique, on va se heurter à des difficultés :
1) Comment la faire réaliser ? Comment donner l’envie à un public qui se plaît dans sa musique d’en changer ? En admettant qu’on y parvienne, il restera encore à leur donner les moyens et le courage de faire leur propre musique.
2) Si pour l’auteur, il ne fait aucun doute que la musique actuelle tombera d’elle-même parce qu’elle aura usé les significations, je ne partage pas son optimisme parce que je ne crois pas qu’on soit à court de significations et qu’il en apparaîtra des nouvelles. De plus, depuis la rédaction du livre, il me semble que la chute aurait déjà dû survenir. Enfin les ressources de l’esprit pervers du commerce sont inépuisables. L’homme ou le monde sera sans doute épuisé bien avant le pouvoir de l’argent.
Référence bibliographique : Attali J. « Bruits » Paris, PUF, 1978.
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