L'antimamère

Le boomer et sa mère

Perte de connectivité !

Perte de connectivité !

Un feuilleton sans fin, tel un refrain !

Vers 15h, à Villeneuve d’Ascq (capitale mondiale des appels manqués), mon téléphone vibre comme un souffleur fiévreux au théâtre des urgences familiales.
C’est encore Maman. Toujours Maman. L’unique, l’inusable, la dramatique.
Je décline. Je suis chez Decathlon ou chez Platon ; peu importe, j’ai d’autres tragédies à mitonner.

Un message suit.
Ton grave.
Urgence probable.
Vidéo en pièce jointe ! Elle s’est filmée ! Ô mise en scène de l’âme en détresse !
Le sujet du drame : la télévision de Madame. Encore en panne. Un feuilleton sans fin.
Épisode 2173 : « Voo n’en sort pas, moi non plus. »

L’écran noir comme un deuil sans croque-mort.
Il faut dire que le progrès, cette créature capricieuse, a bien peu d’égards pour les octogénaires bientôt nonagénaires et leurs doigts tremblotants.
La technologie court, elle, et ne regarde jamais en arrière. Pas même pour Maman.

(Je vous invite, lecteur, à imaginer le visage harassé de l'actrice principale : front soucieux, œil battu, et ride de tragédie grecque.)

Le conseiller Voodoux, ce grand sorcier des box et des CPL, a tenté du fond de son Afrique, stoïque, d’éteindre l’incendie par messages interposés.
Il évoque quatre hypothèses, comme les cavaliers de l’Apocalypse numérique :

1. La télévision pense qu’elle est seule au monde.
2. Le décodeur s’est endormi sans prévenir.
3. Le modem prend ses désirs pour des réalités.
4. Le CPL, ces boîtes ésotériques plantées dans les prises murales, a cessé de bavarder avec son complice. Sans doute se sont-ils fâchés.

Rouge, dit-il, est le signal d’alarme. Et moi je ris jaune.

Pendant ce temps, Maman crie à la lune, privée de ses jeux, de ses infos, de ses amours télévisées.
Elle hurle, non pas contre la panne, mais contre le monde entier.
Et moi, grand médium numérique, je me demande : vais-je tenter une intervention à distance ?
Ou laisser la tragédie suivre son cours ?

Je tente le tout pour le tout.
Je lui écris de débrancher le décodeur. Peut-être cela remettra-t-il les idées en place, au terme d’un reset salvateur ?

Je lance le message comme une bouteille à la mère.
(Le Vermouth aurait sans doute plus de succès que ce conseil.)

Mais hélas, ce nouvel acte se joue dans le même théâtre.
La tragédie continue à se moquer de moi, avec une réplique d’anthologie :

_« Je ne sais pas red3marrer décodeur »

Ah, cette faute typographique !
On jurerait un cri venu d'une forêt d’électrons : « Red3marrer ! »
Comme une formule magique proférée par une sorcière Wi-Fi à moitié connectée.

En conseiller vaillant, je propose une manœuvre simple, brutale, ancestrale :
« Tirer la grosse prise. »
Ce fichu CPL, ce Totem connecté sur lequel sont rivés décodeur et TV.
Comme on arrache un vieux dentier au fond d’un tiroir pour faire taire les râles techniques.

Et hop ! Débranche tout, rebalance le courant, fais danser les électrons, implore les dieux du CPL.

Mais la prêtresse de la villa a parlé :

_« J’ai fait, ça ne marche pas. »

Rideau.

Et nous revoilà dans cette comédie domestique où le courant ne passe plus;
ni entre les boîtes, ni entre les générations.

Le décodeur reste muet, la télévision aveugle, ma patience en burn-out.

À ce moment-là, on rêve d’un monde sans box, sans reboot, sans mise à jour;
juste une lucarne magique qui s’allume avec un clic, comme avant.
Mais hélas, c’est le XXIe siècle, et les miracles ont besoin d’un signal stable.

Et soudain, à 15h37 précises, l’heure où même les pigeons somnolent, tombe le message.
Pas un cri cette fois, pas une plainte.
Non.
Une supplique, ponctuée d’un soupir virtuel :

_« Quand tu rentres, pourrais-tu venir m’aider ? Je n’ai que la TV pour me distraire. »

Quel coup de grâce !

On entendrait presque du violon si le Wi-Fi n’était pas si instable.
Le décor : une villa en demi-lumière, une dame esseulée, et dans un coin...
un téléviseur en coma technique. On dirait un Rembrandt des temps modernes.

La scène : une tragédie moderne, entre Tchékhov et Voo box.

Maman, telle une vestale du petit écran, privée de ses flammes numériques,
implore l’oracle de la prise multiple.

Elle n’a plus que la télé.
Plus de tricot, plus de courrier, plus même de mots croisés.
Juste une boîte noire muette, reflet d’un monde qui ne répond plus.

Et me voilà, acteur malgré moi, condamné à rentrer,
à affronter les câbles, les diodes, les « entrées HDMI »,
pour ramener la lumière à cette prêtresse en peignoir meurtri.

La boucle est bouclée.
Rideau.
(Rouge, comme le voyant du CPL.)

Elle n’a que la télévision pour se distraire.
Et moi ?
Moi, évidemment, je n’ai que ça à faire !

Réparer les signaux perdus, consoler les ondes,
caresser les câbles comme on flatte un chien récalcitrant.
Je suis devenu techno-martyr familial,
saint patron des prises mal branchées, exorciste de modem buggé, redresseur de tore de ferrites de décodeur possédés.

Car pendant que d’autres vivent, dansent, aiment
ou prennent un café sans CPL,
moi je devrais cavaler, tournevis à la main,
entre détresse numérique et chantage affectif en 4K.

Un jour, on élèvera une statue à tous ceux qui ont dû redémarrer une box
pour éviter un drame grec sur TF1.

Mais en attendant...

Je fais mes courses sans me presser.
Je rentre sans trop stresser.
Et une fois dans ma localité, je vais chez l’aïeule
que je trouve alitée, en train de roupiller,
et qui produit un sursaut à mon arrivée.

Je m’incline sur ce matériel rebelle,
lui prodigue l'exorcisme selon Saint Wi-Fi, Saint CPL, Saint Modem.
Je débranche,
je branche,
et je fulmine en silence (même si les oreilles de ma mère doivent bourdonner violemment).

Alleluia !
La bête est vaincue.
Il est vingt heures.
Juste à temps pour recevoir les mauvaises nouvelles de l’actualité.

Je tire ma révérence.
Ouf ! 

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