L'antimamère

Le boomer et sa mère

La mémoire des failles

Madame, fidèle à son vieux phonographe intérieur, remet son disque rayé pour la énième fois. À croire que suivre l’actualité avec elle, c’est comme grimper l’Everest en pantoufles.

Les vacances ont changé de place — elles dansent la gigue sur le calendrier depuis des années — mais dans le cerveau de Madame, elles campent encore en quelle année ? Et me voilà à essuyer, comme chaque saison, le crachin de ses lamentations : elle est perdue, dit-elle, comme un mouchoir en papier dans un train fantôme.

Hier soir, moi, brave pédagogue du quotidien, je lui ai soufflé que Pâques arrive en fin de semaine. Eh bien, voilà qu’elle en tombe sur son séant comme si le Christ lui-même l’avait réveillée d’un songe. Ce matin, c’est l’infirmière, oracle des jours fériés, qui lui aurait annoncé la nouvelle. Une case semble faire défaut dans la mémoire.

Ah ! Les repères foutent le camp, mais Madame, elle, reste fidèle à ses mirages. C’est beau, une constance — surtout quand elle bégaie.

Dans la rédaction de ses grandes mémoires, Madame tambourine toujours sur les mêmes touches — le la mineur de la nostalgie, le fa dièse du radotage. On croirait entendre un vieux disque 78 tours, non pas de ceux qui ronronnent dans les machines modernes, mais un vrai, un sentimental, un microsillon blessé, grinçant, qui saute et reprend à chaque soupir.

À la relecture de ses pages griffonnées — ce n’est plus de l’écriture, c’est de la ritournelle trempée dans le vermouth — certains souvenirs surgissent une fois, deux fois… et, par la magie de l’obsession, parfois une troisième. Toujours le même refrain : son premier amour officiel. Estampillé, certifié avec des violons en embuscade.

Étrangement, c’est cette romance-là que la mémoire caresse avec le plus de zèle — comme un chat qui revient dormir dans la même vieille boîte à chaussures.

Et pendant ce temps-là, dans son cadre plastique comme une photo d’identité qui a mal tourné ou un saint en civil, le portrait de mon père sourit, lui qui tirait toujours la gueule. Pas un grand sourire, rien d’indécent, mais ce pli aux commissures, ce gros soupçon de malice qui en dit long, comme s’il observait ces errements avec la patience d’un horloger qui regarde les aiguilles tourner à l’envers.

Il ne dit rien, évidemment. Il est fixé sur la pellicule. Mais ses lunettes semblent briller d’un humour discret. À croire qu’il savoure, depuis son cadre doré, la cacophonie douce des souvenirs qui patinent, dérapent, puis se répètent, comme une comédie qu’il connaît par cœur mais qu’il ne se lasse jamais de revoir.

Madame radote, la mémoire déraille, le passé fait des loopings... et lui, là-haut, il veille — sourire en coin, œil mi-clos, comme un dieu domestique qui aurait troqué l’omniscience contre un peu de tendresse ironique.

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