A l'aube de mes 62 ans, je suis malheureusement contraint de constater que l'écoute empathique, telle que Carl Rogers l'aurait souhaitée, est dramatiquement absente de notre société. Elle est, à vrai dire, catastrophique, voire apocalyptique.

Dans les professions où elle serait indispensable, elle semble complètement reléguée aux oubliettes. Elle est déléguée à quelques psychologues qui, la plupart du temps, sont submergés de demandes. Face à ce que je dénonce, Carl Rogers pourrait suggérer que cette situation reflète un besoin sociétal de soutien émotionnel et une soif de relations authentiquement empathiques. Il pourrait souligner que, plutôt que de déléguer l'écoute à une minorité de professionnels, nous devrions tous aspirer à être plus empathiques et à écouter davantage dans notre vie quotidienne.

Je me souviens d'un moment particulièrement douloureux, récemment ravivé par un autre événement tout aussi pénible : je devais subir une opération du cœur. Ce n'était ni une intervention mineure, ni quelque chose de dramatiquement intense, mais c'était suffisamment sérieux. Pas un seul des médecins n'a été capable de m'écouter. J'ai dû me tourner vers la psychologue de l'hôpital, qui elle-même semblait dépassée par son emploi du temps. Ce n'est qu'à la clinique universitaire que j'ai enfin trouvé une équipe de psychologues qui m'a écouté et m'a aidé à franchir le cap de l'opération, alors que j'étais terrifié.

Cette expérience personnelle, tout en me rappelant douloureusement à quel point l'individu est broyé dans notre société sourde, vous montre également cette triste réalité.

Pourtant, dans le domaine médical, il serait essentiel de disposer de qualités d'écoute. Mais comment le pourrait-on, lorsque les médecins, débordés, doivent traiter un cas toutes les quinze minutes ou l'être vivant en face de vous est traité comme l'automobile par un garagiste (Et encore dans une émission comme Car SOS ou Wheeler Dealers, il y a une attention du garagiste dont les membres du corps médical devraient s'inspirer)?

Autre lieu, autre contexte : une maison de retraite. Si une assistante prend trop de temps pour parler avec un résident, que risque-t-elle ? Des réprimandes, car sa productivité en pâtit. Par contre, la qualité de vie du résident s'améliore, mais cela ne se traduit pas en profit !

C'est bien là une des clés de notre maudite société où le profit prime sur le bien-être de l'individu, où la dynamique des masses écrase la réalité individuelle.

En tant qu'enseignant, je suis plus souvent amené à traiter des masses d'élèves qu'à prendre un élève individuellement. Plus vous progressez dans le système éducatif, de l'école primaire à l'université, plus tout est massifié. Nous ne sommes qu'une petite goutte d'eau perdue dans l'océan de l'humanité.

Comme la plupart des gens n'ont pas l'habitude d'être écoutés, ils n'écoutent pas non plus, ne s'écoutent pas, ou quand ils s'écoutent, c'est pour se perdre dans leurs pensées sans rien résoudre. Ils passent à côté de l'essentiel. Bref, ils n'avancent pas dans la résolution de leurs problèmes, faute d'écoute.

Pourtant, l'écoute n'est pas si compliquée. Elle n'exige pas d'être d'accord avec la personne qu'on écoute, mais simplement de prêter attention à ce qu'elle dit et de comprendre son point de vue, sans nécessairement être d'accord avec elle.

Mais au moins, quand l'autre a été écouté et entendu, au sens de Jacques Salomé, on peut considérer que quelque chose a avancé. Car quand une personne voit ses besoins relationnels bafoués, Jacques Salomé souligne bien qu'un autre langage fait son apparition : celui de la violence.

Il est donc vital, impérieux, absolument nécessaire de valoriser l'écoute dans notre monde, et pas à des fins commerciales trompeuses, mais pour le salut de l'humanité, de notre humanité.

Évidemment, écouter l'autre n'est pas chose aisée. Cela requiert de l'attention, cela demande du temps. Et compte tenu du nombre d'individus sur terre et de la massification dont nous sommes, disons, victimes dans notre société, comment pouvons-nous être attentifs et porter attention à chacun ?

Je crains que, faute de nous mobiliser, ce soit l'intelligence artificielle qui doive prendre le relais, avec tous les risques que cela comporte.

Cette intelligence artificielle, dans le domaine humain, je la perçois avec le même impact que l'énergie nucléaire, qui nous a donné des centrales atomiques, une compréhension du monde bien plus profonde, mais aussi la bombe.

On espérait que la bombe atomique mettrait fin à la guerre. Ce ne fut malheureusement pas aussi simple que cela, même si, en définitive, toute la période de guerre froide a peut-être évité une guerre bien plus meurtrière.

Avec l'intelligence artificielle dans le rôle de l'écoute, nous aurons certes l'avantage d'avoir toujours quelqu'un à notre écoute. Malheureusement, nous aurons également le désavantage de ne pas avoir un humain de l'autre côté, et donc, en réalité, de perdre la relation, l'interconnexion de l'humain à l'humain.

Une relation avec un robot n'est pas très problématique, car le robot se conformera à nos désirs. Mais dans la relation humaine, il n'est pas possible que nous soyons toujours en parfaite harmonie. Il n'est pas possible d'être toujours à 100% d'accord, et c'est probablement une bonne chose. Mais comme il est impossible d'être toujours d'accord, nous devons apprendre à coexister pacifiquement.

Et c'est là tout l'enjeu. Mais cet enjeu ne pourra être atteint que si nous nous écoutons mutuellement. Donc, pour atteindre cette quête, une étape intermédiaire est nécessaire : celle d'écouter l'autre. C'est là l'enjeu vital de ma démarche à travers ce site.